Les Échos du Logement n°130
57 JURISPRUDENCE 4. Enfin, il est incontestable que la solution de la nullité est en net déclin actuellement 11 , un nombre croissant de juridictions décidant de la laisser de côté (au profit de mesures plus circonscrites) 12 , notamment sous la prise de conscience des conséquences lourdes que cette sanction charrie pour l’occu- pant, évincé sans coup férir de son bien 13 . La Cour de cassation elle-même a admis que l’option ménagée au preneur d’un bien non conforme (résolution du bail ou exécution forcée des travaux) devait se maintenir en toutes circons- tances 14 , même en présence d’une méconnaissance d’un critère régional de salubrité et en dépit d’une législation flamande qui ne prévoit nullement cette faculté (imposant désormais la – seule – nullité du bail en cas d’insalubrité 15 ) ; en l’espèce, la haute juridiction s’appuie sur la circonstance que le texte de loi fédéral (d’application au litige) établissait un lien exprès avec ces dispositions régionales 16 . B. Antithèse 5. Pour autant, écarter par principe et de manière indistincte la nullité du bail en cas d’insalubrité du logement peut paraître hâtif. Ce, pour les raisons suivantes. 6. Déjà, la nullité du bail ne constitue pas à notre estime une simple « thèse » (comme le présente le tribunal de première instance du Hainaut), parmi d’autres. Au contraire, cette solution a longtemps eu les faveurs de la jurisprudence et jouissait d’une certaine prévalence 17 – pour autant naturelle- 11 Cf. notamment L. DUBRAY, L., « La nullité du bail d’habitation : une sanction encore réellement appliquée en cas d’insalubrité ?», JurimPratique ,2023/2,p.87 et s.,ainsi que N. BERNARD, « Insalubrité du logement : quand la solution de la nullité du bail poursuit son lent reflux»,obs.sous Cass.,6 janvier 2022, R.G.D.C. ,2022,p.438 et s. 12 Par exemple, J.P. Schaerbeek, 15 décembre 2021, J.L.M.B ., 2022, p. 302, J.P. Anvers,22 décembre 2016, R.W. ,2017-2018,p.514 et Civ.Bruxelles,19mai 2015, R.G.D.C. , 2016, p. 139, note N. Bernard. 13 Cf. sur ce point J. VAN MEERBEECK, « Repenser la théorie moderne des nullités », Les nullités en droit privé. État des lieux et perspectives , sous la direction de C. Del- forge et J. Van Meerbeeck, Limal, Anthemis, 2017, p. 7 et s., N. BERNARD, « De la souplesse avant toute chose. Réflexion sur la nullité (absolue) du bail portant sur un bien insalubre », obs. sous J.P. Fontaine-l’Évêque, 25 septembre 2015, J.L.M.B. , 2016, p. 1801 et s., ainsi que N. BERNARD,« Règles régionales de salubrité et nul- lité du bail : vers un tournant majeur dans l’appréhension du problème par les juges ? », note sous Civ. Bruxelles, 19 mai 2015, R.G.D.C. , 2016, p. 139 et s. 14 Cass., 6 janvier 2022, R.G.D.C. , 2022, p. 437, obs. N. Bernard. Sur cet arrêt, voy. no- tammentT.VANDROMME,«De verhouding tussen artikel 2 van deWoninghuurwet en de gewestelijke minimale woningkwaliteitsvereisten », T. Not ., 2022, p. 787 et s. 15 Art. 12, §2, al. 1er, du décret flamand du 9 novembre 2018 contenant des disposi- tions relatives à la location de biens destinés à l’habitation ou de parties de ceux-ci, M.B. , 7 décembre 2018.Voy. infra n° 11. 16 « Dès lors que l’article 2, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 21 février 1991 se réfère aussi expressément aux normes relatives aux logements établies par les Régions dans l’exercice de leurs compétences, le régime particulier de sanctions prévu au sixième alinéa de cette disposition peut également trouver à s’appliquer dans le cas où le bien loué ne répond pas aux normes régionales de qualité d’habitat au début du bail. Le moyen, qui soutient tout entier qu’il découle du caractère d’ordre public des normes de qualité d’habitat consacrées dans le Code flamand du Logement, tel qu’il s’applique au litige, que le juge, qui constate que l’habitation louée ne ré- pondait pas à ces normes au début du bail, est tenu de soulever d’office la nullité absolue du bail pour cause de contrariété de l’objet ou de la cause du contrat de bail avec l’ordre public, et que le locataire n’est plus fondé à opter pour le régime de sanctions prévu à l’article 2, § 1er, de la loi du 21 février 1991 en réclamant l’exécution par le bailleur des travaux nécessaires ou à demander la résolution du contrat, repose sur une conception juridique inexacte ». 17 Cf. entre autres J.P.Zoutleeuw,28 mai 2020, J.J.P. ,2021,p.34,J.P.Westerlo,5 juin 2019, T. not ., 2020, p. 139, note T. Vandromme, J.P. Alost, 19 février 2019, J.J.P. , 2019, p. 384, J.P. Fontaine-l’Évêque, 7 janvier 2019, J.L.M.B. , 2019, p. 1576, J.P. Forest, 26 août 2019, J.J.P ., 2020, p. 52, note, J.P. Saint-Gilles, 19 octobre 2018, J.L.M.B. , 2021, p. 823, ... ment que le défaut au bien loué soit antérieur (ou auminimum contemporain) à la signature de la convention, à défaut de quoi l’on ne serait pas en présence d’un problème de validité du contrat (un élément constitutif manque, appe- lant effectivement nullité) mais d’une défaillance dans l’exécution de celui-ci (laquelle emporte plutôt résolution) 18 . 7. Ensuite, il n’aura échappé à personne que cette large application de la nullité du bail se faisait alors même que la sanction ne figurait pas non plus dans le corpus fédéral préexistant 19 . Or, cette absence de la nullité dans l’avatar wallon est in specie érigée par le juge en circonstance décisive manifestement. 8. Par ailleurs, force est de constater que les articles de l’ancien Code civil traditionnellement invoqués par les juges à l’appui de l’annulation du bail (et qui posaient la double exigence de cause et d’objet licites du contrat) ont été transposés dans le Code civil actuel, ce qui fait que le raisonnement juridique n’a rien perdu de sa pertinence théorique. De fait, l’article 1108 de l’ancien Code civil qui subordonnait la validité d’une convention à la présence d’une cause licite dans l’obligation a vu sa substance reprise par l’article 5.27, al. 1 er , 4°, du Code civil ; et, quant à lui, l’article 1133 de l’ancien Code civil (la cause est illicite quand elle est contraire à l’ordre public) est devenu l’article 5.56 du Code civil 20 . De façon générale,« [u]n contrat qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul », édicte l’article 5.57, alinéa premier, du Code civil. Un raisonnement analogue peut être tenu avec l’objet du contrat 21 , dont l’article 5.48 du Code civil (ex-article 1128) oblige qu’il soit « dans le com- merce » 22 ; tel ne saurait raisonnablement être le cas d’un logement vicié ab initio puisque,les règles de salubrité étant à respecter dès lamise en location 23 , la simple introduction de ce bien sur le marché du bail était déjà prohibée 24 . En tous cas, cet objet doit être regardé comme illicite lorsqu’il « crée ou maintient une situation illégale », a estimé la Cour de cassationdans une autre espèce 25 . Sans compter que l’article 5.51 du Code civil énonce aujourd’hui : « La presta- tion est illicite lorsqu’elle crée ou maintient une situation qui est contraire à l’ordre public ou à des dispositions légales impératives.» 9. Sur un autre plan,le caractère d’ordre public d’un article de loi ne saurait êtredéterminécomplètementparlelégislateurlui-même;c’estprincipalement à la doctrine et (surtout) aux juges que revient cet office. « Traditionnellement, l’identification des dispositions qui sont à considérer comme étant d’ordre public est le fruit de la jurisprudence », concédait la section de législation du Conseil d’État dans son avis relatif à l’avant-projet de décret wallon sur le bail (tout en reconnaissant au législateur le pouvoir de le faire aussi, pour autant qu’il « ne dénature pas le sens des mots ») 26 . Signalons de manière générale 18 Voy. de manière générale F. PEERAER, « La nullité du contrat », Obligations. Traité théorique et pratique (f. mob.), Liège, Wolters Kluwer, 2019, p. II.1.4 – 193 et II.1.4 – 211. 19 Art. 2, §1er, al. 6, de la section 2 du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil. 20 Voy . de manière générale sur le sujet P. WÉRY, « Le mobile illicite unilatéral est cause de nullité du contrat », R.G.D.C ., 2021, p. 375 et s. 21 Encore que, ici, le texte n’évoque pas explicitement la nullité ; on est en présence d’une nullité dite virtuelle plutôt que textuelle. Cf. J. VAN MEERBEECK,« Le juge et l’ordre public : libres propos quant à l’impact des normes régionales sur le bail à l’aune de la théorie des nullités », Le bail et le contrat de vente face aux réglemen- tations régionales (urbanisme, insalubrité, PEB) , sous la direction de N. Bernard, Bruxelles, Larcier, 2015, p. 156. 22 « L’objet d’une prestation doit nécessairement être dans le commerce ». 23 Art. 9, §1er, du décret wallon du 15 mars 2018. 24 Voy.notamment J.P.WESTERLO,8 janvier 2007, Huur .,2008,p.210,J.P.Grâce-Hol- logne, 23 juillet 2002, Échos log., 2002, p. 206, J.P. Grâce-Hollogne, 10 octobre 2000, Échos log., 2001, p. 14 et J.P. Grâce-Hollogne, 11 juillet 2000, Échos log., 2000, p. 124. 25 Cass., 8 avril 1999, Amén., 2000, p. 140, note M. Delnoy.Voy. également Cass., 30 janvier 2015, R.C.J.B.. , 2017, p. 189, note L. Cornelis. 26 Projet de décret relatif au bail d’habitation, avis du Conseil d’État, Doc. , Parl. w., 2017-2018, n°985/1, p. 81.
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