Les Échos du Logement n°124

07 PIERRE LACROIX TERRITOIRES RÉSILIENTS L’importance du récit Pour se préparer aux changements qui viennent, le récit constitue une ressource précieuse. Sitôt que l’on est capable de se figurer notre futur, il devient plus simple de déployer des efforts pour aller dans cette direction. Actuellement, le récit sociétal domi- nant considère que nous allons poursuivre un développement technologique linéaire, fait de croissance verte, de smart cities, voire de conquête spatiale, de géo-ingénierie et de transhumanisme. Ce récit où le système se sauvera par la technologie relève d’un pari risqué, il empêche la remise en question du système actuel et favorise l’immobilisme. Et pour cause, ce récit est propagé par les mêmes puissances politiques et écono- miques en place qui assurent ainsi leur propre subsistance  14 . Notre scénario d’effondrement a quant à lui tout à gagner à s’accompagner d’un récit de résilience. Historiquement, face à des crises importantes ou à un effondre- ment, de nombreuses sociétés ont su se transformer pour subsister. Par exemple, face à des sièges répétés et donc des famines chroniques, la cité de Constantinople s’est adaptée en se désurbanisant partiellement pour développer de l’agriculture urbaine en masse ainsi qu’un réseau de stocks alimen- taires  15 . On peut imaginer des changements structurels similaires dans une métropole contemporaine face à la rupture des chaînes alimentaires, couplés à un exode urbain et à de nouvelles stratégies pour transporter les denrées alimentaires. Le paysage urbain pourrait ainsi devenir un milieu hétérogène constitué de quartiers en déprise et d’autres habités ou reconvertis. Les infrastructures aussi seraient reconverties en masse, au vu des faibles volumes de matériaux importés et des nouvelles priorités logistiques. La ville se reconstruit sur elle-même comme elle le peut, à l’image de Cuba ou Detroit. La mobilité change aussi drastique- ment. Les modes de transport légers prédo- minent, car ils nécessitent moins d’énergie et d’infrastructures. On assiste à un boom de l’énergie humaine et animale. Certaines 14 CorentinDebailleuletMathieuVanCriekingen,«Critique de la ville intelligente», conférence du 05/12/2017, PointCul- ture Bruxelles. 15 A. F. Chase & D. Z. Chase, «Urbanismand Anthropoge- nic Landscapes», Annual Review of Anthropology, n°45, 2016, p.361-376 ; S. Barthel & C. Isendahl, «Urban gardens, Agriculture, and Water Management : Sources of Resilience for Long-term Food Security in Cities», Ecological Econo- mics, n°86, p. 224-234, 2013. voies de chemin de fer et de tram arrivent à subsister. La rue est un espace de passage mais aussi de vie, de travail, de commerce, de sociabilité. On y voit des marchés, des matières premières, des étalages, mais aus- si une végétation spontanée qui s’incruste dans les interstices d’une ville qui n’est plus bétonnée. Les arbres y ont un rôle prépon- dérant, grâce aux nombreux services éco- systémiques qu’ils rendent. Il n’est pas rare de passer dans une rue végétalisée, via un chemin central à l’ombre d’arbres fruitiers et entouré de petites parcelles potagères desservant les commerces et habitations. Dans ce réseau-là de rues, on chemine et on flâne. Sinon, l’on emprunte des avenues plus larges et praticables, où circule un charroi plus important. Comme la ville ne peut plus importer ses ressources d’aussi loin, elle doit recons- tituer sa ceinture alimentaire. Or bien sou- vent, la périphérie urbaine se compose d’un tissu étalé d’habitat pavillonnaire. Une des évolutions possibles serait la reconversion cette typologie de bâti en zone d’agriculture périurbaine intensive : puisque ces habitats sont généralement proches des villes, dans une ceinture censée nourrir ces dernières, et comprennent une densitémoyenne d’habitat, une agriculture intensive en main d’œuvre et peu intensive en intrants et énergie y serait appropriée. La permaculture, par exemple, semble toute indiquée. Transformés en lieux de production et non plus de dépendance, les habitats pavillonnaires contribueraient ainsi à améliorer la sécurité alimentaire des villes en jouant un rôle important dans lemétabolisme urbain par une production en circuits courts. Les milieux ruraux verraient aussi arriver une masse de néo-agriculteurs en recherche d’une terre et de moyens de production. Dans un contexte de descente énergétique, ces importantes mutations changeraient l’organisation des territoires : une multitude de petites entités habitées, à une échelle d’autonomie et de gouvernance locale. Couplé aux changements climatiques, c’est tout un système qui est à réinventer. Cette transition d’une agriculture industrielle énergivore (productive par agri- culteur) à une agriculture «écosystémique» gourmande en main d’œuvre (productive à l’hectare) induit le changement suivant : l’énergie utilisée n’est plus fossile, mais humaine et animale. Les territoires ruraux auront donc besoin d’une grande quantité de néo-agriculteurs, qu’il faudra former rapi- dement  16 . Parallèlement à cela, il faudra des recherches intenses en techniques (labour, associations d’espèces, adaptation au cli- mat,…) et en diversité génétique (retrouver des variétés animales, végétales, rustiques, résilientes, adaptées). L’échelle communau- taire est privilégiée pour répondre à ces défis. Lamise en commun des infrastructures, des terres, des innovations est cruciale pour une résilience locale. Le paysage rural résultant de ce scé- nario est globalement plus fermé (réseaux de haies, agroforesterie, etc.), avec un relief vé- gétal et une hétérogénéité de l’occupation du sol amenant la surprise, la variation. Il est plus vert (peu de terres nues, labour rare et semis direct plus courant), à la végétation abon- dante. Il est aussi plus habité, par l’Homme qui 16 Yves GORGEU, La transition énergétique est une oppor- tunité pour repenser la qualité paysagère et humaine des territoires, Collectif des Paysages de l’Après-Pétrole, 2016.

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